NUS
LES NUS FEMININS DANS L'OEUVRE EROTIQUE DE JIHEL
C'est fou comme cet artiste m'enchante, il me transporte vers l'infini du hors champ artistique. Il dira lui même lors d'une interview, je cite "Je passe la plupart de mon temps hors champ, après c'est le hasard si j'entre dans le champ, mais quand ça m'arrive je ne suis pas à l'aise, j'ai cette vilaine et triste impression d'inabouti" fin de citation.
Je suis devenu collectionneur de cet artiste en le rencontrant frontalement , il était là grand, beau et jeune, une allure de Dandy du siècle dernier, j'ai pu discuter avec lui de technique artistique, de politique, de philosophie, de filles, de la pluie et du beau temps, j'étais impressionné par son savoir, un regard d'acier difficile à supporter plus de dix secondes, une facilité d'élocution à vous couper le souffle, des mots incompris mais je n'ai pas osé l'interrompre, il aime les mots et en user, ça se sent de suite. C'est la seule fois ou je l'ai rencontré, c'était une exposition à Paris de ses sérigraphies sur les nus féminins, souvent en grand format, j'en ai acheté une, deux, cinq, dix, j'en ai encadré une, trois, six et puis j'ai vite manqué de place sur mes murs, alors elles finissaient dans des cartons à dessins jamais assez grands... Puis, sachant que ces mêmes nus se retrouvaient sur des cartes postales au format 10 X 15, j'ai acheté un classeur, puis deux et trois, beaucoup plus facile à ranger et à admirer, ma collection prenait du sens. Plusieurs séries ainsi agrémentent ma collection, "Marilyn signature" "Marilyn philo" "Marilyn Péladanesque" etc... Devant le nombre important de documents me vint l'idée de resserrer encore mon thème de recherche, j'ai donc opté pour le nu féminin dans les cartes pirates de l'artiste, ces cartes mi-autorisées, mi-refusées par les organisateurs frileux de salons, recroquevillés sur l'ancien, toujours l'ancien. Ils n'ont pas vu le vent de la modernité souffler, le souffle de l'audace s'infiltrer au cœur même de leur structure, ils sont passés à côté, pauvres ignorants. Les années 70 à 90 sont de loin les plus intéressantes mais je ne dénigre pas du tout les autres années car j'ai rassemblé ces petits bouts de cartons jusqu'à l'année 2000. Je précise bien ici que je ne collectionne que Jihel, le reste des créations sur ce sujet me semblant tellement creux et sans intérêt. Un nu féminin de Jihel raconte une histoire, il y a un geste subversif, un modèle en chair et en os, un message quelquefois caché, il faut fouiller, on est très loin de la passivité et du conformisme des autres créateurs de son époque, et pourtant combien de personnes sont passées devant son stand sans s'arrêter et le regrettent aujourd'hui ?
De cette collection étalée là devant moi, je note chez ce créateur la consécration d'une violence qu'il s'inflige, d'une insolence et d'un acte de transgression impliquant forcement une révolte. Jihel est un artiste révolté mais ça tout le monde le sait, ce n'est pas suffisant, tout n'est pas dit lorsque l'on a énoncé cette vérité, la référence à la carte postale qu'il adoptera de suite comme vecteur de messages devient vite une vérité, sa propre vérité pour expliquer la subversion du partage entre l'art et le non-art, ses sérigraphies imposantes, ses huiles et sculptures témoignent encore mieux de sa transfiguration antithétique de l'anti-art. Bien souvent sur le fil, ce suicidaire impose l'esthétique comme une caution de liberté, son idée se faufile ainsi de pièce en pièce pour opérer un partage définitif du geste de reconnaissance qu'il réfute et renvoie à toujours plus loin. Il pousse l'absurde à cloisonner des possibilités inhérentes au design pour refuser justement de se trouver dans le champ, elle se trouve là la vraie révolte de cet homme, hors du principe cynique de l'art postmoderne. Il ne faut pas chercher plus loin non plus pour comprendre ce va et vient du grand format à la carte postale comme un pied de nez entre art majeur et mineur. Il casse ainsi par nécessité de messages fondamentaux un faux-semblant établi par quelques pontes du non-savoir.
Tout a été dit sur cet artiste ? non je je ne le pense pas, nombre de clés ne sont pas en notre possession, cet ésotérisme obsédant qui va beaucoup plus loin que son appartenance à un ordre philosophique, ses incessants départs pour d'autres horizons artistiques, ses collections d'art premier et d'art brut, ses amitiés artistiques dans le monde de la musique et de la chanson engagée, sa bibliothèque imposante, son métier de journaliste, les femmes qui marquèrent sa vie, ses égéries, ses muses, ses ateliers, ses recherches sur les pigments, ses techniques de sérigraphie bien particulières, ses animaux de compagnie et la protection animale, etc etc ... tout est à découvrir, même si par bribes on apprend des petites choses par ci par là au détour d'une indiscrétion de quelqu'un comme moi qui a pu le frôler un jour il y a bien longtemps. Ce n'est pas du voyeurisme que de chercher à comprendre le parcours artistique d'un tel artiste, chaque élément est un moteur, il produit par ricochet des créations intéressantes, il nous faut les interpréter, leur donner du sens, les dater et ce n'est pas évident du tout, car à part ses dessins d'actualité imprimés en typo, il s'est toujours refusé à apposer une date sur une quelconque sérigraphie ni à la signer, je parle là des grands formats, car les cartes postales issues de ces sérigraphies sont elles signées mais rarement datées.
C'est sur la durée qu'inexorablement il marquera de sa patte des générations de collectionneurs en devenir.
Désacralisant les institutions, le marché et la morale artistique, il va s'imposer seul contre tous par le jeu de ses couleurs et surtout son anticonformisme du nu féminin au point d'effacer des classeurs les banalités et médiocrités de ses confrères, son génie des formes inachevées lui donne une légitimité reconnue hors de nos frontières.
Il faut toujours avoir en tête sa passion pour la photo pour mieux comprendre le point final de ses œuvres, cet astucieux mélange photo-dessin donne du caractère et de la trame au résultat définitif.
Le grand malentendu entre lui et le monde de l'art provient de la jalousie de certains qui en installant des rumeurs malsaines et sans fondements éloignèrent l'artiste des expositions hexagonales. D'un bras d'honneur, il s'installa ailleurs comme il aimait le dire, ailleurs et encore ailleurs, il laissait donc la médiocrité artistique triompher dans ces salons où les amateurs recherchent encore des vieilles lunes et où les organisateurs pour se donner bonne conscience et un alibi culturel, d'Albi à Nantes, de Marseille à Mulhouse, invitent encore un ou deux artistes-alibis. Pathos consacré d'une logique de fin de règne faussement paradoxale. A pleurer.
Jihel est encore ailleurs, dans cet ailleurs qui fiche la trouille à ces proxénètes de l'art qui font semblant de savoir en ne sachant rien.
Niels JENSEN
Ecrivain
Copenhague (DANEMARK)
Série de 4 dessins en cartes postales pour le salon de Vénissieux du 12 et 13 avril 1986